Homélie de Mgr Olivier Leborgne lors de la messe de la nuit de Noël, le 24 décembre 2020 en la cathédrale d’Arras
« Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné » s’exclamait il y a quelques instants le prophète Isaïe, annonçant la venue du Messie. La naissance d’un enfant est toujours nouvelle, elle nous saisit, elle nous déstabilise, il y a là une fragilité qui nous oblige, comme une force qui nous appelle et qui relance la vie.
Pourtant, je m’étonnais de cette exclamation. En quoi un enfant, aussi émouvant soit-il, pourrait-il libérer un peuple oppressé – comme le peuple élu à l’époque d’Isaïe et tant d’autres depuis – du « joug qui pesait sur lui », briser « la barre qui meurtrissait son épaule » et le libérer du « bâton du tyran » ?
Il y a une émotion de Noël à laquelle il est bon de communier, mais j’avoue qu’il m’arrive de me demander si elle n’est pas mensongère. D’ailleurs, bien avant la pandémie, j’entendais des personnes de tous horizons affirmer ne plus vouloir avoir d’enfant car elles ne voulaient pas les obliger à vivre dans un monde qui d’un point de vue social et économique, politique et écologique, s’autodétruit. Ce que nous vivons depuis presque un an ne fait que rajouter à l’inquiétude. La promesse d’avenir que représente une naissance a-t-elle aujourd’hui un avenir ? En bref, à quoi bon célébrer Noël ?
Cette question n’est pas d’aujourd’hui même si elle prend pour nous une actualité nouvelle. Nous n’avions pas connu, en Europe occidentale du moins, de grosse crise depuis 75 ans, nous nous sommes habitués, et le mythe d’un progrès techno-scientifique infini qui résoudrait toute difficulté nouvelle s’est invité dans notre culture. Un petit virus rebat les cartes. Et nous pose la question avec force : pourquoi donc célébrer Noël ?
« Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné » dit le prophète Isaïe, annonçant la victoire de Dieu.
J’ai récemment passé une journée à Calais avec le Secours Catholique à la rencontre des migrants. Quelques jours plus tard, je lisais le témoignage de Bintou. Ayant dû quitter son pays après l’assassinat de son mari, elle est arrivée à Paris après un périple d’incertitudes, de peurs et de violences. Un temps SDF, elle a été violée en pleine rue. L’enfant qui en est né est celui d’un viol, d’une blessure, de l’irréparable. Mais pour Bintou, son fils est surtout l’enfant de Dieu. Elle lui murmure régulièrement, avec tendresse : « tu es l’enfant de Dieu. »
Bintou nous apporte une lumière. Crue et éclatante. Au cœur de la violence de sa vie, l’enfant à qui elle a donné vie introduit une autre logique. Pour Bintou, celle de la promesse et de la renaissance, de l’avenir toujours possible, du commencement et de la vie que même le mal ne peut pas empêcher. Comme si l’enfant dans sa fragilité extrême nous intimait l’ordre d’arrêter de faire les forts pour imposer la loi du plus fort, et de consentir à nos fragilités pour y accueillir une autre force : celle de la vie, de la fraternité et de la responsabilité.
« Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné » La tradition chrétienne a tout de suite perçu dans cette exclamation l’annonce de Jésus. Dans l’enfant de la crèche, dans l’infini – il est vraiment Dieu – qui se fait fini (« en lui habite corporellement la plénitude de la divinité », dira Saint Paul en Col 2,9), dans la toute-puissance (parce qu’il l’est vraiment et le demeure) qui choisit de se faire toute fragilité, dans l’absolu (parce qu’il est la plénitude du créé et de l’histoire) qui se fait contingent et se plie aux aléas de la chair, dans la Parole éternelle du Père (le Verbe dont parle le prologue de saint Jean) qui se fait enfant (étymologiquement « celui qui ne parle pas »), dans l’enfant Jésus se donne donc à contempler la victoire de Dieu, la folie de son amour, l’incroyable (et pourtant absolument vraie) de notre espérance.
« Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné » : Dieu nous prend à contrepieds de nos rêves de puissance, il casse la logique des violents et des superbes. Il ne vient pas de l’extérieur mais vient épouser notre humanité dans sa chair, dans l’épaisseur de nos histoires, dans nos lumières comme dans nos ombres et nos ténèbres. Il ne vient pas manipuler l’histoire en nous vidant de notre dignité, il l’assume en lui jusqu’à s’y « encharner » comme aimait dire Charles Péguy, pour la relever et la sauver.
En Jésus, Dieu vient vivre en nous ce que nous vivons pour que nous puissions vivre ce que nous avons à vivre en lui, dans la force de sa résurrection.
« Et voici le signe qui nous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire » disait l’ange aux bergers. Il nait dans une mangeoire parce que Dieu veut se faire manger. Oui, oui, n’ayons pas peur des mots. C’est d’ailleurs Jésus qui le dira dans le discours du pain de vie : « qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, car ma chair est une vraie nourriture et mon sang une vraie boisson » (Jn 6). Radicalité de la toute-puissance divine qui casse notre logique jusqu’à l’extrême : non seulement il se donne dans la chair, mais il veut devenir notre nourriture, notre sève, notre énergie, notre vie vivante.
Subversion divine qui demande à prendre chair en nous pour bouleverser l’ordre du monde et recréer une fraternité à laquelle nous ne croyons plus. Pourtant, il la recrée. Il se fait notre frère jusque dans la mort pour que nous soyons ses frères et sœurs dans la résurrection.
La pandémie nous met face à un paradoxe génialement pervers : « Quand on aime ses proches, on ne s’approche pas d’eux. » Comme s’il fallait faire du prochain un lointain. La première perverse est bien-sûr la maladie qui impose la distance. Respectons les règles sanitaires mais ne nous laissons pas piéger. Par lui, une nouvelle fraternité s’inaugure. Laissons-le nous engager dans sa victoire, dans l’incroyable force qui se donne dans sa fragilité assumée de la crèche à la Croix. Demandons-lui la grâce d’en prendre les chemins nouveaux, chacun, là où nous sommes, au creux même de nos fragilités dans lesquelles il s’invite.
C’est là qu’un enfant demande à naître. Il nous est donné. Jésus est notre espérance. L’occasion nous est donnée de consentir vraiment à ce qu’il renaisse en nous. « Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ».
C’est Noël. Que le Seigneur soit béni !
+ Olivier Leborgne, Evêque d’Arras, Boulogne et Saint-Omer